Alors, où est le hic ? En bref, les flux de capitaux ou plutôt leur absence vers les stratégies dédiées aux dettes des marchés émergents. L’année 2023 a été la deuxième année consécutive marquée par une décollecte nette (31,1 milliards de dollars). À titre de comparaison, les retraits des investisseurs avaient même atteint 90 milliards en 2022 (voir figure 1). Cette décollecte s’explique par la réduction constante de la taille des bilans des banques centrales des pays développés. La corrélation négative croissante entre les rendements américains et les flux de capitaux investis dans les obligations des pays émergents est une autre explication. La Réserve fédérale américaine (Fed) et le début du cycle de baisses seront à nouveau des facteurs déterminants dans l’évolution des flux de capitaux et des rendements en 2024.
Nous examinons ici ce qui attend chaque sous-classe d’actifs au cours de l’année à venir.
Figure 1: 2023 saw a continuation of outflows from EM debt. The drivers that shaped this are set to continue in 2024
Source : JP Morgan, décembre 2023
Dette émergente libellée en devise forte
En 2023, les spreads se sont resserrés, mais les rendements n’ont pas baissé. Au niveau de l’indice, les spreads de 384 points de base (pb) semblent peu intéressants (1). Cependant, à y regarder de plus près, on constate un écart important entre les spreads investment grade (IG) et BB d’une part et la catégorie notée CCC d’autre part. Les obligations souveraines des marchés émergents affichent des niveaux de spread faibles au regard des moyennes historiques, mais aussi par rapport aux obligations IG américaines. C’est en revanche le contraire pour les titres CCC.
À la suite des signaux accommodants envoyés récemment par le Federal Open Market Committee de la Fed, la prévision moyenne pour les taux des fonds pour l’année prochaine se situe autour de 4 à 5 %. C’est 50 points de base de moins que la projection publiée en septembre et 75 points de base de moins que le niveau actuel. Les marchés des contrats à terme sur les fonds fédéraux tablent désormais sur une baisse des taux d’intérêt en mars. La question est de savoir ce que cette position accommodante pourrait signifier pour les obligations souveraines libellées dans des devises fortes. L’histoire a montré que la période autour de la première baisse d’un cycle n’est pas toujours positive pour les actifs émergents. Cela s’explique par le fait que les réductions sont associées à un ralentissement de la croissance et à une augmentation de l’aversion au risque. Cela dit, il n’est pas rare d’obtenir des rendements à deux chiffres 6 à 12 mois après la première baisse des taux, notamment pour les obligations à haut rendement les moins bien notées par les agences de notation.
La dette et les perspectives budgétaires des pays émergents influeront tout autant sur les rendements. Les coûts des taux d’intérêt devraient rester inférieurs à la croissance du PIB nominal (produit intérieur brut), qui devrait rester relativement forte et généralisée par rapport aux pays développés. Ce n’est un secret pour personne que ces dernières années, les finances publiques des pays émergents se sont dégradées. Les pays ne peuvent pas reporter indéfiniment leurs réformes visant à réduire leur déficit budgétaire. Cependant, les écarts de taux d’intérêt et de croissance offrent des marges de manœuvre à un grand nombre de pays pour enregistrer un déficit budgétaire primaire tout en réduisant leur taux d’endettement.
Plusieurs pays affichent des spreads supérieurs à 1000 pb, un cap symbolique pour le marché. Notre scénario de base prévoit l’absence d’événements de crédit en 2024, car le pays qui ont des échéances importantes (Kenya, Pakistan et Égypte) sont prêts et en mesure de payer. Des facteurs techniques favorisent également les obligations souveraines libellées dans des devises fortes, les dettes IG représentant l’essentiel des émissions. Les difficultés pour accéder aux marchés pour les émetteurs les moins bien notés sont un problème. Toutefois, nous pensons que le risque de défaut est plus faible en 2024 que ne l’indiquent les spreads, les pays étant en mesure d’obtenir un financement plus abordable du secteur public.
Les rendements de pays comme le Salvador, le Nigeria et le Kenya sont supérieurs à 10 %, ce qui rend l’accès au marché difficile à justifier. Les marchés locaux de la dette devront absorber une partie de la demande supplémentaire. Dans le même temps, les organisations multilatérales comme le Fonds monétaire international élargiront de plus en plus les quotes-parts et étendront les programmes. Cela inclut l’accès à de nouveaux fonds par le biais de véhicules tels que le RSF (Resilience and Sustainability Facility).
En fin de compte, comme en 2023, les obligations à haut rendement et frontières seront les plus rentables en 2024. Malgré l’impossibilité d’accéder au marché pour de nombreux émetteurs, le soutien important des organisations multilatérales et les sources de financement alternatives devraient favoriser un resserrement des spreads, ainsi qu’une baisse des rendements.
Dette émergente en monnaie locale
La flambée des taux dans les pays développés devrait permettre à davantage de pays d’enclencher leur cycle de baisse des taux d’intérêt. L’inflation connaît une trajectoire baissière (et baisse au moins dans une large mesure davantage que prévu) Par ailleurs, la croissance économique est globalement inférieure aux attentes. L’Amérique latine a plus de marges pour baisser les taux, avec une croissance économique moins forte et une augmentation plus contenue des salaires. L’inflation en CEEMOA (Europe centrale et de l’est, Moyen-Orient et Afrique) est plus persistante, même si de nombreux pays devraient pouvoir abaisser les taux d’intérêt. L’Asie, à l’inverse, n’a pas relevé fortement ses taux et a donc moins de marges pour les baisser dans les prochains mois. Certains pays n’empruntent pas encore cette voie, c’est le cas de la Turquie et du Nigeria. La politique monétaire de ces pays se heurte à la faiblesse de leurs monnaies et à l’inflation.
Au cours de l’année 2023, les valorisations sont devenues un peu moins intéressantes. Néanmoins, l’incertitude qui entoure les perspectives macroéconomiques s’est atténuée. Comme nous l’avons souligné, la Fed et la Banque centrale européenne pourraient réduire les taux d’intérêt au cours des 12 prochains mois, ce qui est de bon augure pour les obligations des marchés émergents en monnaie locale dont les rendements pourraient encore augmenter cette année.
Les rendements des obligations locales des marchés émergents, bien qu’ils ne soient pas élevés par rapport aux taux américains (les primes de risque sont faibles), n’ont cessé de baisser pendant les épisodes de baisse des taux de la Fed. Auparavant, les rendements suivaient ceux des bons du Trésor américain, se redressant avant que la première baisse ne se matérialise. Ils ont également généré de bons rendements après la première baisse de chaque cycle, sur une base couverte contre le risque de change.
La baisse des taux et les gains de duration détermineront dans une grande mesure l’évolution des rendements des obligations libellées en monnaie locale en 2024. Les monnaies des pays émergents pourraient également s’apprécier. Le carry important inhérent aux monnaies de nombreux pays émergents constitue un facteur favorable. Le lancement du cycle d’assouplissement de la Fed est de nature à freiner la progression du dollar américain.
Figure 2: EM local bond yields have further to fall
Source : JP Morgan, décembre 2023
Obligations corporates des marchés émergents
Pour les obligations d’entreprises des marchés émergents, les fondamentaux du crédit restent favorables malgré la volatilité récente et les perspectives économiques incertaines. L’évolution des notes de crédit est devenue négative au second semestre 2023. Cependant, cela a été dû à des poches de marché plutôt qu’au reflet d’une faiblesse plus générale. Dans l’une des premières publications de données prospectives pour 2024, JP Morgan prévoit un taux de défaut de 4 %. Ce chiffre est à comparer à 8 % en 2023 et reflète la solidité générale des obligations de crédit des entreprises des marchés émergents. Le ralentissement de la croissance de l’économie mondiale entraînera probablement des révisions à la baisse des résultats opérationnels. Cela dit, les taux d’endettement restent faibles alors que le taux de couverture des intérêts reste honorable. Cette classe d’actifs présente un profil risque/rendement plus intéressant en termes de spread que les obligations d’entreprises américaines, notamment les BB et les BBB.
Par ailleurs, les facteurs techniques restent favorables. Nous nous attendons à ce que le financement net en 2024 soit à nouveau négatif à -190 milliards de dollars, à la suite de la baisse des émissions sur le marché primaire qui ont atteint 244 milliards de dollars. Le positionnement des investisseurs dans les entreprises des marchés émergents est à son plus bas niveau depuis cinq ans, ce qui constitue une position de départ favorable. Et il est probable que nous commencions à assister à une inversion des flux en cas de baisse significative des taux d’intérêt.
Un avenir durable
Enfin, les obligations vertes, sociales et liées au développement durable (GSS) représenteront une part plus importante de émissions totales sur le marché primaire. Le marché des obligations GSS est en croissance constante (30 % du volume en 2023 contre 5 % en 2018) et représente désormais 13 % de la classe d’actifs des obligations d’entreprises émergentes. Ces titres affichent notamment une prime relativement faible voire nulle par rapport aux obligations traditionnelles. Elles sont également de plus en plus accessibles aux investisseurs, une tendance qui devrait se poursuivre en 2024 et au-delà.
- Source: JP Morgan January 2023